RURAUX (SOCIOLOGIE DES)

RURAUX (SOCIOLOGIE DES)
RURAUX (SOCIOLOGIE DES)

Le terme «rural» est couramment utilisé, bien qu’il n’ait aucun sens technique précis, sauf celui, purement conventionnel, des statisticiens: en France est considérée comme rurale toute commune qui compte moins de deux mille habitants agglomérés. Pourtant, si chaque science sociale comporte un domaine de spécialisation (économie rurale, histoire rurale, sociologie rurale), c’est bien qu’on s’accorde à reconnaître, même de façon imprécise, des caractéristiques propres aux populations rurales.

Rural se définit par opposition à urbain, opposition qui remonte à l’Antiquité romaine, à l’époque où la Ville, Rome, faisait contraste avec la vie rustique. Ce contraste était absent de la Grèce antique où tout homme libre était citoyen, et donc membre d’une société urbaine, sans qu’on puisse parler de société rurale. Aujourd’hui encore, sur le pourtour méditerranéen, des villes entières sont peuplées d’agriculteurs qui vont cultiver leurs champs dans un rayon de 20 kilomètres alentour. À l’opposé, le haut Moyen Âge, comme beaucoup d’autres périodes ou régions du monde, l’Afrique, par exemple, a connu une société totalement rurale, dépourvue de villes. Les nomades, enfin, qu’ils fréquentent ou non des villes, ne peuvent être traités de ruraux.

Aujourd’hui, en revanche, de grandes régions sont entièrement urbanisées: la mégalopolis qui s’étend de Washington à Boston et dans une mesure moindre celle qui couvre le Benelux, l’Allemagne du Nord-Ouest et la France du Nord ne comprennent pas de ruraux dignes de ce nom, mais seulement des citadins vivant à la campagne. Les frontières entre noyaux urbains, zones densément ou lâchement urbanisées et zones «rurales» sont mouvantes et peu significatives; la plus ou moins grande densité urbaine se mesure à des indicateurs qui marquent des dégradés sur la carte au lieu d’opposer deux types d’habitat et de relations sociales. En outre, toutes les zones entretiennent des rapports constants et étroits entre elles: chaque commune belge envoie chaque jour des habitants travailler à Bruxelles. L’opposition entre rural et urbain est donc limitée dans l’histoire. La ville du Moyen Âge, enserrée de murs, s’isolait du plat pays; la ville industrielle du XIXe siècle faisait contraste avec la campagne agricole qui l’entourait.

Cette seconde opposition entre industrie et agriculture ne remonte pas au-delà du XIXe siècle. Avant la révolution industrielle, les ateliers et manufactures étaient dispersés dans la campagne; dans des régions entières, chaque maison abritait un métier à tisser ou un atelier de travail du bois, et les forges s’alignaient le long des cours d’eau, à proximité des forêts. Beaucoup de régions ne produisaient pas assez pour se nourrir et devaient importer des grains chaque année pour faire la soudure. Le développement industriel des villes a vidé les campagnes de leurs activités artisanales et manufacturières et a conduit à traiter agriculture et campagne comme des synonymes. Or cette identification est de nouveau devenue fausse, puisque les progrès techniques ont entraîné une forte diminution du nombre des agriculteurs (en chiffres absolus, comme en pourcentage par rapport à la population totale) dans les régions dites rurales. Derechef, la campagne devient un milieu de vie et cesse d’être un atelier de production exclusivement agricole.

Rural, agricole, campagnard ne sont donc pas synonymes et n’ont pas de sens scientifique précis. En revanche, le terme de paysan commence à prendre une signification particulière, tant en économie qu’en sociologie et en ethnologie. On s’accorde généralement pour dire qu’une société est paysanne lorsqu’elle répond aux caractéristiques suivantes:

– Elle jouit d’une certaine autonomie au sein d’une société englobante; autrement dit, il n’existe pas à proprement parler de paysans tant qu’il n’existe pas de villes ou de système de pouvoir (féodalité, despotisme oriental, colonisation) qui domine la société paysanne tout en respectant ses particularités et son autonomie.

– Au sein du groupe domestique, des individus liés par le sang ou non vivent ensemble «au même pot et au même feu» et exercent la plupart de leurs activités économiques (production et consommation), sociales et culturelles.

– Il en résulte que l’économie paysanne suit des règles de fonctionnement particulières, différentes de celles de l’économie industrielle. La confusion entre cellule de production et cellule de consommation, entre famille et force de travail entraîne une autarcie du système orienté vers la satisfaction des besoins et rend marginal tout recours à la monnaie et au salariat. Les concepts économiques de salaire, de capital, de revenu, de profit n’y ont alors pas de sens.

– La collectivité locale est une société d’interconnaissance où tout le monde connaît tout le monde et tous les aspects de la personnalité, tous les rôles de chacun. La totalité de la vie sociale de chaque personne est vécue dans cette collectivité.

– Les rapports entre cette société paysanne et la société englobante, et entre l’économie paysanne et le marché ou l’économie externe ont une fonction stratégique pour les deux parties, et les mécanismes de médiation jouent donc un rôle déterminant dans le fonctionnement de la société paysanne.

Sans entrer dans la théorie de l’économie et de la société paysanne, on peut résumer ici les rapports entre la paysannerie et le développement de la société industrielle et urbaine en étudiant la société villageoise, l’exode rural et la diffusion des modèles urbains dans le monde agricole.

1. La société villageoise

De la société villageoise on peut tracer une esquisse arbitraire et discutable, plus ou moins significative selon les régions et les pays; elle permet toutefois de donner une image de l’agencement et du fonctionnement des collectivités rurales et de leurs transformations en Occident depuis un siècle, transformations que l’on voit poindre dans bien d’autres parties du monde.

Le village traditionnel

Trois traits fondamentaux caractérisent la société villageoise traditionnelle: l’autarcie, l’homogénéité culturelle et la diversité sociale.

L’autarcie

L’autarcie est à la fois démographique, économique et sociale. On vivait entre soi, sans beaucoup d’échanges avec le monde extérieur. On n’allait pas chercher femme au-dehors. L’endogamie n’était pas absolue au sein d’un village, mais un groupe de villages, analysé du point de vue du village central, apparaissait comme un groupe endogame, sans être toutefois un isolat démographique au sens strict du terme. Les isolats sont souvent des phénomènes plus récents.

Économiquement, l’exploitation familiale agricole traditionnelle se suffisait pour l’essentiel à elle-même. Quelques échanges avec l’extérieur étaient nécessaires, mais ils se faisaient au sein du village ou, tout au moins, au sein d’un petit groupe de villages. Le maréchal-ferrant, le charron, le tisserand, le ferblantier et toutes les activités artisanales traditionnelles nécessaires au fonctionnement de l’exploitation agricole et à la vie des familles rurales étaient présents dans la collectivité locale.

Ces besoins une fois satisfaits, les contacts avec le monde extérieur étaient extrêmement restreints: le sel et le fer venaient de plus loin, et il fallait payer des impôts. Pour payer les impôts, pour acheter le sel et les produits de l’extérieur, il suffisait de vendre une partie de la production agricole, mais la logique autarcique du système restait dominante: on ne produisait pas pour vendre, on vendait un surplus des productions vivrières. Dans certains cas, où il n’était pas possible d’obtenir ce surplus, une culture «commerciale» était adjointe à la production vivrière, et, de plus, une partie de la main-d’œuvre allait travailler à l’extérieur pour rapporter un salaire.

L’homogénéité culturelle

Vivant entre eux, relativement coupés du monde extérieur, les villageois avaient en commun une civilisation particulière. C’était vrai de chaque petite unité territoriale, de chaque «pays». Cette marqueterie de sociétés rurales se traduisait dans la variété des langues, qui sont le produit et l’instrument de la civilisation. La langue se distinguait souvent de village à village; les mots et les prononciations changeaient lorsqu’on passait d’un canton à l’autre. L’outillage mental, les mots et les idées, les attitudes fondamentales devant la vie et la vision du monde, les mœurs et les coutumes variaient simultanément.

Cette autarcie sociale et culturelle supposait, à l’intérieur du groupe social, un accord idéologique de tous, une homogénéité dans les croyances, les représentations, les valeurs morales et les comportements. Tous les groupes sociaux, toutes les catégories et tous les individus partageaient cette même civilisation et étaient d’accord sur ses principes fondamentaux: tous croyaient en Dieu et s’accordaient sur le bien et le mal. Certes, le notable avait des représentations et des valeurs qui différaient de la moyenne du groupe paysan, mais il partageait pour l’essentiel l’éthique des paysans, de même qu’il parlait patois avec eux.

La diversité sociale

La diversité sociale, tout d’abord entre les âges et les sexes, se marquait profondément. Certaines fonctions sociales étaient remplies par les jeunes, d’autres par les adultes, et d’autres encore par les vieux. De même, hommes et femmes avaient des tâches très nettement différenciées. Les jeunes entretenaient la vie sociale, organisaient les fêtes. Les adultes assuraient la vie économique, les vieux transmettaient l’héritage culturel et faisaient respecter la tradition et les règles de conduite.

D’autre part, le village réunissait des groupes et des catégories sociales diverses. La masse de la société, dans la plupart des cas, était formée par les paysans qui, le plus souvent, s’ordonnaient en une hiérarchie très marquée. Les tout petits paysans avaient une exploitation agricole à peine assez grande pour leur permettre de vivre. Si elle était insuffisante, ils étaient obligés de se livrer à d’autres activités, soit d’être journaliers agricoles ou artisans, soit d’émigrer l’hiver. Il y avait ensuite des «moyens», des «gros» et des «très gros» paysans. Entre l’exploitant agricole de 1 hectare, qui n’a même pas d’attelage, et le domaine agricole de 40 hectares avec plusieurs paires de bœufs ou de chevaux et une équipe de domestiques, l’opposition est radicale.

En dehors des paysans, le village comptait d’autres catégories sociales.

En premier lieu, on trouvait les différents types de médiateurs: certains notables qui vivaient de la terre sans l’exploiter de leurs propres mains, qu’ils fussent nobles ou bourgeois, et les officiers ministériels (notaires, avocats, avoués et huissiers), qui étaient très nombreux dans la société rurale d’autrefois, ainsi que les prêtres, les instituteurs, les médecins... Enfin, les industries rurales étaient dirigées par des maîtres de forges, des maîtres verriers, des industriels et négociants en textile et les patrons de petites manufactures aux productions variées. Tous ces médiateurs formaient un groupe assez important en nombre, et très important par le pouvoir et le prestige dont ils disposaient.

En deuxième lieu, une partie importante de la population n’avait pas de moyens de production à sa disposition. Ceux qui n’avaient que leurs bras, les brassiers et les manouvriers, étaient domestiques et journaliers agricoles, compagnons des artisans, ouvriers dans les manufactures, et, enfin, s’ils n’avaient aucune ressource satisfaisante, mendiants. La mendicité était une source appréciable de revenus dans les campagnes d’autrefois. Il y a un siècle, dans bien des régions, les villages ne produisaient pas assez pour couvrir leurs besoins alimentaires, car une bonne partie de la population était acheteuse et non productrice de produits alimentaires.

En troisième lieu, les artisans formaient un groupe nombreux et divers: les artisans-commerçants ou prestateurs de service fabriquent et réparent tout ce dont les villageois ont besoin; les artisans-fabricants (tisserands, menuisiers, charrons...) sont l’amorce d’une industrie rurale. Le développement de cette dernière au XVIIIe siècle et au début du XIXe entraîna l’accroissement de cette population mi-ouvrière, mi-paysanne. On peut ajouter enfin le petit personnel administratif et de service: notamment les employés de l’État et de la commune (percepteurs, gendarmes, secrétaires de mairie, cantonniers), mais aussi ceux des grands domaines, des manufactures et des commerces.

Les migrations saisonnières

Quand la surpopulation ne permet plus à toute la population de vivre sur les ressources locales, les hommes vont gagner leur vie à l’extérieur pendant que les femmes continuent à vivre au village grâce aux ressources d’une agriculture vivrière. L’émigration saisonnière a existé en France dans différentes régions, notamment dans les montagnes où l’hiver laisse les hommes sans activité. Elle est très répandue dans de nombreux pays peu industrialisés, notamment autour de la Méditerranée.

L’agriculture se réduit alors à une activité de subsistance confiée aux vieux et aux femmes. L’émigration temporaire crée une situation pénible, que l’on accepte pour des raisons économiques et sociales précises. Le petit capital dont les gens disposaient dans leur village était rentabilisé au maximum: la maison offrait à la famille une habitation, et les produits de la petite exploitation agricole permettaient de nourrir la famille. S’ils avaient voulu vendre ce petit capital, ils n’en auraient pas tiré suffisamment pour installer leur famille en ville. L’exploitation agricole était productive parce que cultivée, mais elle n’avait aucune valeur marchande en tant qu’exploitation agricole. Ces paysans participaient à une vie sociale villageoise dans laquelle ils avaient une position, un rôle et des fonctions clairement définis: ils y possédaient quelque chose et y étaient quelqu’un. Tandis qu’en ville, dans la plupart des cas, ils devenaient des «prolétaires» n’étant plus propriétaires et n’ayant aucune qualification.

2. L’exode rural

Une mutation de civilisation

L’industrialisation et l’urbanisation ont progressé à des rythmes très différents selon les pays d’Europe occidentale. En 1851, 42 p. 100 de la population anglaise était rurale, le pourcentage est le même en France un siècle plus tard, en 1954. Depuis 1911, l’Angleterre garde environ un cinquième de population rurale pour quatre cinquièmes de population urbaine, et l’exode y est donc pratiquement terminé. En revanche, en France, le mouvement, ralenti par la crise et la Seconde Guerre mondiale, a repris avec vigueur depuis 1955. En effet, dès la fin du siècle dernier, l’Angleterre n’avait plus guère de paysans, alors que la France a conservé volontairement les siens jusqu’à une date très récente (cf. tableau). Ces chiffres suffisent à montrer qu’il n’est pas utopique de prévoir pour la France un moment où, le mouvement d’exode n’ayant plus la même ampleur et les rapports entre la ville et la campagne s’étant profondément modifiés, on ne pourra plus parler d’exode rural.

Tel qu’il s’est développé en Occident depuis deux siècles, l’exode n’est pas simplement un transfert professionnel ou une migration, c’est un des mouvements fondamentaux qui font passer notre société d’un type de civilisation à un autre. Et c’est bien le sens qu’il prend actuellement dans les pays du Tiers Monde. Les mots exode, désertion, évasion, émigration, dépeuplement, dépopulation sont employés l’un pour l’autre et parfois confondus avec dénatalité, même par des auteurs attentifs à bien décrire ce qu’ils observent. Cette imprécision du vocabulaire facilite le passage de la description positive au jugement et à la prise de position idéologique: un même auteur juge inéluctable la diminution de la main-d’œuvre agricole et se lamente en même temps sur la désertion des campagnes.

Exode rural est le terme le plus général et le plus fréquemment employé. Il désigne le phénomène global de transfert en ville de populations rurales à une époque d’industrialisation rapide, de sorte que ce transfert est en même temps un passage d’une civilisation paysanne traditionnelle à une civilisation industrielle, technicienne et urbanisée. Le terme «exode», qui selon le Littré désigne l’émigration de tout un peuple, rend bien compte du caractère massif qu’a connu ce mouvement depuis un siècle, entraînant la population villageoise, notables et artisans compris.

Il est nécessaire de distinguer exode rural et émigration professionnelle agricole. Par cette dernière expression, il faut comprendre la mutation professionnelle d’agriculteurs vers d’autres professions, accompagnée de mobilité géographique. Lorsque des agriculteurs quittent leur profession pour en exercer une autre tout en demeurant dans leur village, on peut parler simplement de mutation professionnelle ou de changement de profession , terme qui, malheureusement, n’insiste pas sur le fait que le passage du métier d’agriculteur à un autre n’est pas un simple changement, mais un véritable départ, puisque le mouvement inverse est presque nul. Par migrations d’agriculteurs , on entend le déplacement d’agriculteurs de leur pays d’origine vers d’autres régions, où ils continuent à exercer leur métier. Enfin, l’exode rural non agricole désigne l’émigration vers les villes de ruraux autres que des agriculteurs, pour lesquels le changement de profession ne peut être caractérisé d’un terme général puisqu’ils exerçaient différents métiers dans leur village, et que la mutation professionnelle est moins brutale pour chacun d’eux et moins massive pour l’ensemble.

Déséquilibres entre les âges et les sexes

Statistiques et études locales prouvent qu’à toutes les époques les jeunes partent en plus grand nombre. Il en résulte naturellement un vieillissement dans toutes les régions rurales qui se marque nettement sur la pyramide des âges et qui est signalé par presque toutes les études locales et régionales. Le vieillissement entraîne des conséquences démographiques normales, notamment une diminution de la natalité, ce qui montre que les auteurs du XIXe siècle n’avaient pas tort de lier exode et dénatalité.

Dans une société où il y a un pourcentage excessif de gens âgés, il est évidemment difficile d’avoir une vie sociale équilibrée et satisfaisante. De plus, on peut penser que ce vieillissement a des répercussions sur la mentalité et sur l’esprit d’entreprise de la population. Tous les observateurs s’accordent sur ce point sans qu’il soit cependant possible de mesurer ses résultats psychologiques et sociaux.

Ce phénomène se double aussi d’un déséquilibre entre les deux sexes. Dans la première période, l’exode rural entraîne les hommes qui vont travailler ailleurs, en migration saisonnière ou définitive. Les femmes n’ont pas de raisons de s’en aller parce qu’elles ne trouvent pas d’emploi à l’extérieur, et elles demeurent plus intégrées dans la vie sociale et familiale du village traditionnel dont elles ont plus de peine à s’échapper. Mais, du jour où le mouvement d’exode rural est suffisamment avancé, les femmes, attirées notamment par les métiers tertiaires urbains, partent plus vite et en plus grand nombre que les hommes qui sont retenus par leur métier et leur exploitation. À la limite, on trouve des régions où certains hameaux ne comptent aucune femme jeune. Le rôle des femmes est décisif dans l’exode: elles partent, mais aussi elles incitent les hommes à partir en exigeant de leurs fiancés de quitter la ferme et en préparant leurs fils à la vie urbaine; et, si les jeunes hommes ont de la peine à trouver une femme, on conçoit aisément qu’ils soient enclins à aller ailleurs. Toutes les études montrent en effet que les femmes sont plus sensibles que les hommes aux difficultés de la vie à la campagne.

Déséquilibres sociaux

Toutes les catégories sociales ne quittent pas le village en même nombre et en même temps. On peut donner un schéma théorique d’exode différentiel, selon les catégories sociales, mais les séquences varient dans chaque région en fonction de l’histoire sociale.

Le plus souvent, les grands notables partent les premiers. Ils se partageaient entre le village et la ville, et vivaient uniquement grâce au revenu de leurs terres. Ceux qui avaient déjà une autre activité professionnelle se sont consacrés de plus en plus à leur profession non agricole, qu’ils habitent une petite capitale régionale ou simplement un gros bourg rural. L’industriel manufacturier s’occupe de son industrie et laisse la gestion de son domaine à un fermier ou à un maître valet. Le notaire et l’avocat passent plus de temps à leurs affaires et adjoignent à leurs fonctions juridiques des fonctions de conseil immobilier et de banquier: ils s’occupent de transactions de terres, prêtent l’argent et placent les économies de leurs clients. Les enfants embrassent des carrières administratives, politiques ou entrent dans les affaires. Tous ont tendance à vivre de plus en plus longtemps en ville et à ne revenir au village que pour les vacances, pendant les mois d’été.

En conséquence, ils perdent le contrôle politique du village, qui passe à une nouvelle catégorie de notables. Des paysans enrichis abandonnent la culture directe de la terre pour mener une vie bourgeoise et transforment lentement leur ferme en petit château. Des bourgeois des petites villes, qui avaient une activité uniquement urbaine, se constituent des domaines fonciers plus ou moins importants pour imiter les notables partis. Mais ces nouveaux notables prendront à leur tour le chemin de la ville, et pour les mêmes raisons que leurs devanciers.

En même temps que les grands notables partent les manouvriers qui ne sont pas attachés au village par un capital, spécialement les journaliers qui n’ont pas d’emploi toute l’année: la modernisation de l’agriculture réduit les besoins de travail à la campagne, alors que l’industrie leur offre des emplois en ville. Les artisans quittent à leur tour le village, où leur activité ne peut plus soutenir la concurrence de l’industrie. Les artisans qui répondent aux besoins locaux sont chassés par la venue des produits industriels.

Les tisserands de village, par exemple, ont tendance à aller travailler dans les manufactures des villes où leur travail est plus rentable qu’à domicile. Salariés agricoles et artisans ont constitué la masse de prolétaires qui a permis le développement de l’industrie dans la première moitié du XIXe siècle. Les petits paysans ayant des exploitations agricoles trop petites pour se moderniser et s’équiper n’ont pas pu rester au village quand l’économie agricole s’est transformée. Ils ont, avec quelque retard, suivi les salariés agricoles sur la voie de l’exode. Si l’on compare le même village en 1830 et en 1960, on voit que, toutes ces catégories sociales étant parties, il ne reste plus que des exploitants agricoles moyens ou gros. Par conséquent, la diversité sociale traditionnelle a disparu, et le village n’est plus qu’un agrégat de familles et d’exploitations agricoles. L’exode rural a brisé la vie sociale traditionnelle.

Le départ, à différentes époques, de plusieurs catégories sociales a perturbé non seulement la stratification, mais aussi le système de pouvoir. En effet, notables, petits paysans et artisans jouaient un rôle social défini qui était lié à leur rôle professionnel. Les notables exerçaient un pouvoir politique et social sur l’ensemble de la collectivité et assuraient les contacts avec l’extérieur. Leur départ laissait ces fonctions vacantes. Les bourgeois des petites villes et les gros paysans qui rachetèrent et morcelèrent leurs domaines à la fin du siècle eurent tout naturellement tendance à reprendre ces fonctions et à devenir des notables, puis, quand ils partirent à leur tour, ils les laissèrent aux instituteurs et aux médecins. Ces trois «générations» de notables avaient chacune son style de rapports personnels et d’influence, et notamment freinaient ou orientaient les départs en fonction de leurs intérêts, de leur idéologie et de leur image de la ville et de la campagne.

Le départ des notables, nobles et bourgeois, faisant tomber la clé de voûte de la société villageoise, celle-ci perdait son sens en perdant son modèle supérieur. Il en résultait que toute la société se trouvait dorénavant centrée sur le groupe le plus nombreux, celui des paysans. Du même coup, le principe même de la diversité et de la hiérarchie disparaissait, et la vie sociale perdait son sens, son activité et sa saveur. Chacun étant socialement l’égal des autres, il n’existait plus à proprement parler de «société»; le jeune homme qui voulait «sortir de sa condition» ou «réussir» devait quitter le village, et ainsi l’exode s’alimentait lui-même.

3. La diffusion des modèles urbains

Depuis les années 1960, les distances physiques et culturelles entre les villes et les campagnes se sont considérablement réduites. La civilisation paysanne s’est définitivement effacée sous la poussée de l’urbanisation, l’essor des échanges économiques, l’extension des moyens de transport et des réseaux de communication. L’agriculteur, qui revendiquait sa part de progrès, en en appelant à la parité pour que «l’eau sur l’évier, la machine à laver, une habitation confortable, les vacances deviennent des objectifs communs» (Michel Debatisse, La Révolution silencieuse ), a eu gain de cause: les lois de 1960-1962 ont fixé les modalités de la modernisation, promu un modèle d’exploitation spécialisée et intensive, et fait de l’exode rural une des conditions de la prospérité agricole. À l’orée des années 1970, un nouveau phénomène s’est ajouté à cette dynamique: les citadins ont «redécouvert» les vertus d’une vie à la campagne, et la «rurbanisation» a partiellement compensé l’érosion démographique qui rongeait le tissu rural. Minoritaires dans la société globale, les agriculteurs le sont ainsi bientôt devenus dans leurs propres communes, au point que le fameux seuil des «deux mille habitants agglomérés au chef-lieu» ne permettait plus de saisir les configurations sociales et culturelles du monde paysan.

Si, aujourd’hui, la consommation des ménages peut laisser croire que l’urbanisation des modes de vie s’est généralisée, il reste à s’assurer que, compte tenu des particularités de leur métier, les agriculteurs sont bel et bien parvenus à se défaire des contraintes qui, hier encore, pesaient sur leur univers quotidien. En forgeant des indicateurs plus synthétiques de la ruralité, de façon à contourner la faiblesse inhérente à l’énoncé d’un seuil numérique, l’I.N.S.E.E. a récemment renouvelé sa typologie communale et redonné au monde agricole la place qui lui revenait dans l’espace géographique et la dynamique socio-économique qui anime la société globale. Mais les abstractions statistiques ont l’inconvénient de dresser des frontières étanches entre catégories; si bien que, entre l’illusion du «tout-est-urbain» et l’arbitraire d’un classement qui confère à des groupes nominaux l’apparence d’identités collectives réelles, les modes de vie des exploitants agricoles ne s’offrent pas facilement à l’analyse.

Jusqu’à la fin des années 1960, l’acquisition d’un poste de télévision, d’un réfrigérateur, d’un aspirateur ou d’une machine à laver n’était pas chose courante pour le paysan. Celui-ci n’était pas davantage consommateur de biens culturels ou de loisirs, et il était rare qu’il partît en week-end ou en vacances. Au-delà des contraintes proprement économiques qui limitaient objectivement ses choix, et par-delà l’argument qui lui servait à justifier ses pratiques («les servitudes de la profession»), le paysan semblait prisonnier de son éthos de classe: méfiant à l’égard de tout ce qui symbolise la culture citadine, il préférait affecter ses dépenses à l’exploitation familiale. Pierre Bourdieu pouvait alors voir dans la paysannerie une «classe objet», dominée et manipulée par la société bourgeoise urbaine.

Le diagnostic résiste mal à l’épreuve des faits. La société paysanne paraît douter de ses propres valeurs, puisqu’elle ne semble plus en mesure d’imposer à ses membres les normes de conformité qui anéantissent la «tentation de se différencier par l’imitation du citadin». Les agriculteurs sont en effet quatre fois plus nombreux que par le passé à partir en vacances; et, s’ils se montrent toujours plus économes que les autres catégories sociales, l’équipement ménager et l’agencement interne de leur maison suffisent à prouver leur très large accès à la société du confort.

Les chiffres, il est vrai, sont parfois trompeurs: l’achat d’un congélateur doit souvent être lu comme l’indice d’un retour à l’autosubsistance ancienne. Il n’empêche que la diminution des petits commerces de village a contraint les agriculteurs à s’approvisionner dans les grandes surfaces périurbaines; et que, si le «style paysan d’alimentation» est une réalité difficilement contestable, nombre de jeunes exploitants optent aujourd’hui pour le rythme et la composition des repas citadins.

Les sorties au cinéma, au théâtre ou au concert gardent, en revanche, un caractère exceptionnel. Alors qu’ils ont la possibilité de se déplacer plus vite et plus loin dans l’espace géographique, les agriculteurs ne trouvent pas toujours dans l’offre locale de loisirs l’occasion de se distraire ou de se cultiver. Le handicap culturel dont souffrent l’agriculture de montagne et, plus généralement, les zones rurales en voie de désertification ne doit pas être négligé. Le taux comparativement élevé de célibataires que l’on compte parmi les agriculteurs est à rapprocher de ces conditions particulières d’habitat et de vie, même si de nombreuses enquêtes montrent que l’isolement géographique des exploitants est souvent compensé par une forte sociabilité de voisinage. L’étude empirique des réseaux révèle en outre que les principes organisateurs de la sociabilité des agriculteurs se sont diversifiés. Le remodelage des stratégies matrimoniales en est sans doute la meilleure preuve: l’endogamie, bien qu’en repli sensible, reste étroitement liée à la forte stabilité résidentielle qui restreint l’horizon des rencontres; mais, dans le même temps, l’évolution des formes de sociabilité des jeunes agriculteurs crée de nouveaux lieux et de nouvelles circonstances pour rencontrer le futur conjoint: au bal ou aux relations de voisinage, traditionnellement propices à la formation des couples, s’ajoutent les soirées passées entre amis, les rencontres faites dans les discothèques ou dans les réseaux associatifs.

La pratique religieuse reste peut-être le domaine qui distingue le plus nettement les agriculteurs du reste des actifs. Mais les opinions enregistrées en faveur de l’avortement, de la contraception ou des relations sexuelles avant le mariage témoignent à leur tour de l’alignement du monde agricole – réputé pour son conservatisme – sur les courants de pensée qui traversent la société globale.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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